« Nous demandons une politique pénale ferme en matière de violences sexuelles »

22.12.20 | Le Monde

On ne peut continuer à inciter les femmes à porter plainte sans améliorer leur prise en charge judiciaire, estime, dans une tribune au « Monde », un collectif d’avocates représentant la Force juridique de la Fondation des Femmes, plaide également pour une meilleure prise en compte des violences sexuelles faites aux enfants.

Tribune

« Si tous les crimes sont sanctionnés, le viol peut-il, seul, ne pas l’être ou l’être moins, ou l’être autrement ? », demandait Gisèle Halimi en 1978. Récemment, quatre décisions judiciaires ont ravivé cette interrogation et suscitent l’indignation. Il est temps d’agir. La volonté exprimée par le président de la République, sur Brut le 4 décembre, d’agir sur le viol et la mobilisation de parlementaires suscitent l’espoir d’une évolution. Le 1er octobre, après un arrêt de la cour d’appel qui avait prononcé un divorce aux torts exclusif d’une épouse qui n’aurait pas « honoré son devoir conjugal », la Cour de cassation a rejeté sans justifications le pourvoi de cette dernière. En refusant de se prononcer sur cette question, la Cour a manqué l’occasion de faire disparaître cette aberration : refuser d’avoir des relations sexuelles au
sein du couple est une faute civile, mais obliger son conjoint ou sa conjointe est un crime de viol. Treize jours après cette décision catastrophique, la Haute Cour a écarté la qualification de viol dans une affaire d’inceste par cunnilingus au motif que la pénétration n’aurait pas été suffisamment intense, profonde ou longue.
Plus récemment encore, le 12 novembre, la cour d’appel de Versailles a refusé la requalification en viol des violences sexuelles commises pendant plusieurs années par une vingtaine de pompiers sur une jeune fille mineure. Ces faits ont été requalifiés en atteinte sexuelle, dans la mesure où le non-consentement de l’enfant de 13 ans, pourtant sous l’emprise de médicaments, n’était pas établi. Enfin, le 4 décembre, comparaissait pour dénonciation calomnieuse devant le tribunal correctionnel de Paris une jeune femme ayant eu le courage de déposer plainte pour viol.

Au-delà du législatif Ces quatre décisions viennent creuser l’écart déjà béant entre la réalité des violences sexistes et sexuelles et leur appréhension par la justice. En 2019, 94 000 femmes majeures ont déclaré avoir été
victimes de viols et/ou de tentatives de viol [selon la lettre de l’Observatoire national des violences faites aux femmes de novembre 2020]. Parmi ces personnes, 12 % seulement ont déposé plainte. Au total, 4 474 agresseurs ont été poursuivis pour viol, soit moins de 5 %. En ce qui concerne les violences sexuelles au sens large, 62 % de ces affaires ont été classées sans suite.

Malgré l’augmentation des dénonciations de ces violences depuis 2018 (+12 %), le taux de condamnations reste extrêmement bas (1 %). En dix ans, le nombre de condamnations pour viol a même chuté de 40 %, celui des agressions sexuelles de 20 %. Ce contraste saisissant impose d’interroger la capacité du système judiciaire français à lutter efficacement contre l’impunité des violeurs.

Les décisions de justice comme celles que nous avons connues ces derniers mois forcent les victimes au silence. Ces décisions leur donnent tort et ébranlent des années de lutte féministe, de revirements jurisprudentiels et de réformes législatives. La justice exige la dénonciation ; le prétoire, ici, les contraint au silence. Tous les acteurs s’accordent : le problème n’est plus seulement législatif. La définition du viol dans
l’article 222-23 du code pénal devrait être suffisante pour traiter de la multiplicité des cas. Si des améliorations peuvent encore être apportées, le décalage se situe bien entre l’existence de ces violences et leur traduction concrète sur la scène judiciaire.

Le mythe du « vrai viol »

Un des enjeux principaux est la lutte contre la correctionnalisation. Le constat est sans appel : la loi
de 1980 et les récentes modifications ont tenté d’unifier la définition du viol, mais la pratique reste dissonante. Une hiérarchisation des viols s’est instaurée : les pénétrations digitales, cunnilingus et fellations n’arrivent quasiment jamais aux assises. La représentation du viol criminalisable est la pénétration génitale par le sexe.

De la même manière, les viols conjugaux, crimes aggravés, sont majoritairement jugés en correctionnelle. Malgré ce que veulent bien en dire les professionnelles de la justice, le mythe du « vrai viol », commis par un inconnu avec violence, est tenace. Tenace et pourtant si discordant, lorsque 9 victimes de viol sur 10 connaissent leur agresseur. Quelles qu’en soient les raisons, le procédé de correctionnalisation minimise symboliquement les violences sexuelles, et renvoie l’idée
que ce qu’ont subi leurs victimes n’est pas suffisamment grave pour la justice. Comment ces violences seraient-elles graves si un homme accusé de viol peut en même temps être ministre de l’intérieur ?

Améliorer la prise en charge judiciaire

Le problème est donc double : les victimes ne déposent pas plainte, et, quand elles le font, l’aboutissement de leurs démarches est au mieux incertain, au pire voué à l’échec. La justice ne semble pas vouloir faire résonner leurs voix, mais au contraire entretient, par ses décisions, le climat de défiance à son égard. Parallèlement, les forces de l’ordre qui réceptionnent les plaintes sont parfois découragées par le nombre de classements sans suite et ne s’engagent pas dans des enquêtes qu’elles pensent vouées à l’échec. Lors des accusations qu’elle a portées contre son agresseur, l’actrice Adèle Haenel a ainsi refusé de saisir les tribunaux [avant de finalement annoncer son intention de porter plainte fin novembre 2019] : « La justice nous ignore, on ignore la justice. »

Dans le sillage du mouvement #metoo, on ne peut continuer à inciter les femmes à porter plainte sans, en parallèle, s’attacher à améliorer leur prise en charge judiciaire. Par conséquent, nous demandons que soient donnés aux acteurs du système judiciaire et policier les moyens de faire leur travail. Nous demandons une politique pénale ferme en matière de violences sexuelles.

Nous demandons, enfin, une meilleure prise en compte des violences sexuelles faites aux enfants – 55 % des victimes sont mineures, et parmi elles 75 % ont moins de 15 ans. Le consentement de l’enfant de 13 ans ne doit pouvoir être recherché. Plusieurs rapports récents pointent l’absolue nécessité de la fixation d’un seuil d’âge dans le code pénal, une mesure analogue à d’autres pays européens. Tout comme Adèle Haenel, « [nous croyons] en la justice, mais elle doit se remettre en
question pour être représentative de la société ».

 

Louise Beriot, avocate au barreau de Paris ; Anaïs Defosse, avocate au barreau de Seine-Saint-Denis ; Agathe de Marcillac, avocate au barreau de Paris ; Estelle Nicoleau, élève avocate ; Pauline Rongier,
avocate au barreau de Paris ; Soukaïna Mahzoum, avocate au barreau de Paris

https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/12/22/nous-demandons-une-politique-penale-ferme-en-matiere-de-violences-sexuelles_6064171_3232.html

à lire également